lundi 12 mars 2012

Derniers jours

   Nous sommes a "Hide Out" une ferme-auberge dans la region de Mumbai, du cote Ouest de l'Inde. Il y a plus de vingt ans qu'Heymant, un citadin de Mumbai, a achete cette terre autrefois denudee aujourd'hui couverte d'arbres fruitiers. Dans quelques jours on attend un raz de maree: trois-quatre cent personnes qui vont arriver de toute l'Inde pour se rencontrer, partger, explorer des voies alternatives au modele dominant, notament sous l'angle de l'education. Pour l'instant nous arrosons les bananiers, les citroniers et les ananas. Au plus chaud de la journee le thermometre atteind les 37 C, c'est seulement la fin de l'hiver ici. Progressivement la temperature va monter jusqu'a la periode de la mousson en juin. Cela nous parait difficile d'imaginer vivre dans de telles conditions. De l'eau en abondance, c'est ce qui maintient ce havre de verdure. Heymant dispose d'une pompe puissante qui vient puiser dans une retenue d'eau sur la riviere avoisinante. Mais si tous les shadocks se mettent a pomper?
   J'ai du mal a comprendre l'organisation ici mais le soir je sors la flute que j'ai trouve a Delhi et je joue... et en meme temps que je joue, ne sachant pas jouer, je decouvre la musique qui nous traverse, moi et l'instrument. Beaucoup de gens me disent: "Oh cette musique, la flute... c'est si beau!" Moi aussi quand j'ai entendu le son de la flute il y a quelques mois  de cela a l'atelier de communication non-violente, j'ai laisse ce que je faisait pour me diriger vers la source de cette musique. J'ai rencontre Bharat avec entre ces doigts, contre ces levres, une longue flute de bambou au son chaud et subtil.
   Trois jours avant la rencontre, une bonne dizaine de jeunes, des benevoles sont arrives pour mettre en place la logostique de la rencontre. Je decouvre des freres et des soeurs qui s'engagent pour un autre monde que celui qui s'impose et domine sur toute autre forme de societe. Certains ont laisse leur emploi aux USA et la vie de luxe qui va avec, la plupart trouveraient facilement un emploi bien paye dans une compagnie quelconque. Ils ont choisi de donner leur temps, leur energie, leurs savoir-faire, leur savoir-vivre pour ouvrir, experimenter, reinventer de nouvelles voies dans un monde qui a vendu l'ame.
   Le jour venu, nous sommes plus de trois cent a participer a la "non-conference". Pourquoi "non-"? Parce qu'ici un espace de rencontres est ouvert et personne ne sait ce qui va apparaitre. Cela ouvre en moi un espace d'accueil de ce qui est et je m'emerveille de ce que tout arrive a point nomme. Je me prends a "jouer" comme un enfant avec la nourriture: avec ma cuillere, puis avec mes doigts (voila que je franchi bien des interdits) je forme avec la riz dans mon assiette un beau monticule sur lequel je place une etoile a cinq branches (une tranche de carambole). C'est beau et appetissant, et ce petit acte de liberte et de creativite me rejoui le coeur. Ma voisine aussi trouve ca beau... Bien sur ce n'es pas "efficace". Je n'ais pas absorbe vite fait bien fait la dose de nourriture qui va m'apporter la quantite de nutriments necessaires pour subvenir aux besoins phisiologiques de mon organisme etc... J'ai pris la liberte de vivre cet instant relie a mon etre interieur, mon etre interieur, qui n'es pas comme un adulte bien eleve capable de se conformer aux usages que la bienseance reclame, mais plutot comme un enfant: sensible, creatif, emerveille... J'admire cette oeuvre puis je me met a la deguster a poetite cuilleree ("poetite": quelle belle faute de frappe!) . Arrive a la moitie... l'etoile tombe du dessus, et je la mange, sans trop me rendre compte que je la mange, pensif que je suis au sujet de "tout est pour le mieux". L'ayant ainsi mange, sans savoir, j'ai un instant de regret, puis je me dis "c'est pas grave, tout va bien", et tandis que je me remet a manger, voila qu'une etoile, la soeur jumelle de celle diparue, surgit du coeur du monticule de riz! Emerveille, amuse et reconnaissant, je la depose sur ce qui reste du dome et continue a savourer ce repas magique.
   Nous sommes le six mars maintenant et nous avons quite la ferme. A bord d'un moto-rickshaw (un triporteur avec habitacle) nous traversons pour la derniere fois la campagne indienne. Je suis triste de quiter cette campagne desechee ou j'ai rencontre tants de regards, de visages, de sourires, d'humanite, de simplicite... J'ai des larmes qui me viennent: c'est de la douce tristesse d'amour, comme lorsque l'on quitte un etre cher. Avec l'air chaud qui s'engouffre dans le rickshaw, j'ai l'impression d'etre devant un immense seche cheveux. Mes larmes n'ont pas le temps de couler que le vent les a deja emporte.
   ADieu Inde bien aimee...